C'est une histoire comme on en connaît d'autres dans le vignoble : un passionné de vin change tout à coup de cap, alors que son activité professionnelle le portait allègrement et part pour d'autres rives. En l'ocurrence, la reprise d'un vignoble, pour en faire peut-être un canon de l'appellation, mais aussi pour se pencher sur les archives et découvrir que Bordeaux, il n'y a pas si longtemps que ça, ne se conjuguait pas uniquement à coup de cabernet, de merlot, de sémillon ou de sauvignon. C'est l'aventure, qu'il faut prendre par le commencement, de Jean-Baptiste Duquesne, créateur naguère de l'un des sites de pointe sur Internet en matière de cuisine, à savoir 750g. Rendez-vous donc au Château Cazebonne, pour découvrir l'ampleur de la tache!...

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Météo hivernale, pour cette fin d'année 2018, dans le Bordelais, mais les sourires s'affichent sur les visages, malgré l'agenda que chaque heure, ou presque, complète et allonge. Un projet un peu fou, mais qui contraste bigrement avec une certaine forme d'immobilisme dans le célèbre vignoble de Gironde. Pas de ceux qui peuvent ébranler sur ses fondations boisé-vanillées cette région phare de la viticulture française, mais peut-être celui qui pourrait réactiver la mémoire locale du vignoble aux trois mille châteaux. Passionné de vin, Jean-Baptise Duquesne l'est depuis longtemps, mais sans doute s'étonne-t-il encore de ce qu'il a pu découvrir dans les archives, par la lecture notamment de soixante ou peut-être quatre-vingt ouvrages évoquant le passé viticole, pas si lointain que cela, d'une région qui chasse les fantômes de sa grandeur, que certains qualifient encore d'éternelle. S'il en avait le loisir (ce sera peut-être le cas dans quelques temps!), il reprendrait toutes ses notes et compilerait celles-ci dans une sorte de mémento du vignoble girondin, à destination de tous ceux (et ils sont nombreux!) qui pratiquent une forme de déni assez caractéristique de notre époque, zappant le moindre espace culturel et la richesse qu'on peut en extraire.

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Ce domaine est né de l'initiative du propriétaire du Château de Landiras, emblématique des Graves, qui dans les années 2012-2013, racheta le Château Cazebonne (15 ha) et le Château Peyron-Bouché (13 ha), tous deux sis sur la commune de Saint Pierre de Mons, afin d'en faire une seule et même propriété, patrimoine destiné à son fils. Mais, ce dernier ne se sentit pas prêt à franchir l'obstacle, si bien que l'ensemble fût remis en vente. Et c'est là que Jean-Baptiste Duquesne intervient, étant à la recherche du support de sa reconversion vers le monde de la vigne et du vin.

A quarante-sept ans, le néo-vigneron des Graves n'a pas pour ambition de véritablement s'ouvir une nouvelle carrière, avec formation et stages divers permettant d'obtenir le statut d'exploitant agricole, indispensable pour s'installer. Toujours impliqué dans le monde des médias et résident parisien, son projet ne peut se mettre en place sans la participation d'un "binôme technique", qui prendra la direction du domaine au quotidien. Déjà fan des vins de David Poutays, il ne tarde pas à lui proposer ce poste essentiel. Celui-ci, ayant découvert la biodynamie et les vins naturels aux côtés d'Alain Déjean, à Sauternes, ne met, en premier lieu, qu'une seule condition : trouver des terres, un domaine à reprendre, dans un rayon d'une dizaine de kilomètres autour de son domicile à Castets en Dorthe et de son Clos de Mounissens, micro-cru d'origine familiale de deux hectares environ, situé à St Pierre d'Aurillac. Ce qui lui permet au passage, d'abandonner son activité professionnelle alimentaire dans une entreprise de la région.

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Arrivés en septembre 2016, les deux hommes et leur petite équipe se mettent au travail d'arrache-pied, afin de remettre de la vie dans ces terres lessivées par nombre d'années de traitements conventionnels. A ce moment-là, il n'y a que mousses et la surface du sol est quasi bitumeux. A peine deux ans plus tard et l'apport de matière organique à haute dose (200 à 300 tonnes à l'année!) notamment, la terre montre à quel point elle est capable de reprendre le dessus, malgré les quantités de produits phytosanitaires ingurgitées. Bien sûr, la première vendange, 2016, est anecdotique. Elle ne permet qu'une sorte de prise en main technique, alors même que le domaine est sous-équipé. Malheureusement, 2017 est frappé par un gel printanier destructeur (-90%!) et 2018 est dévasté par un orage de grêle des plus ravageurs, le 15 juillet, jour de finale. Là, les dégâts atteignent +/-100% pour l'essentiel du domaine. Cela ne pouvait pas plus mal débuter!... D'autant que l'on ne peut attendre guère plus de 30 hl/ha en 2019, si l'année s'avère "normale"!... L'année en 9 sera-t-elle à la hauteur des attentes?...

La découverte du plateau de Peyron-Bouché est aussi l'occasion de constater que, malgré tout, le train du nouveau Cazebonne est bien posé sur ses rails. Dans la partie la plus ancienne du vignoble, un rang sur deux est semé de féverolles et de variétés anciennes de blés de la région, comme le barbu de La Réole ou le blé rouge de Bordeaux, entre autres composantes de l'engrai vert utilisé ici, dans le but de revenir à un bon sens agronomique. Du point de vue des cépages "classiques", le vignoble est composé aux deux tiers de rouges (2/3 de cabernet sauvignon et cabernet franc, plus du merlot et soixante ares de malbec) et d'un tiers de blancs (sémillon et sauvignon), sur à peu près une trentaine d'hectares en production. A terme, l'ensemble devrait atteindre une petite quarantaine d'hectares, y compris quelques parcelles en Entre-Deux-Mers et les huit hectares destinés à être plantés en cépages dits anciens.

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Car, cette aventure s'appuie sur une démarche attentive concernant les cépages qui "peuplaient" la région des Graves, au début du XXè siècle. Fort de ses recherches, Jean-Baptiste Duquesne est donc à l'initiative de ce qui pourrait être un bouleversement dans le landerneau viticole. Non qu'il souhaite surjouer un rôle qu'il ne veux pas se donner, celui d'un quelconque donneur de leçons, mais plutôt apparaître, à terme, comme une sorte de lanceur d'alerte : si la viticulture bordelaise fait du surplace, ne pourrait-elle pas se nourrir de ses archives et s'inspirer de son propre passé?... Car le vigneron de Cazebonne le sait désormais et le dit en s'appuyant sur quelques écrits : au tout début du XXè siècle, Saint Pierre de Mons était connu pour ses blancs, très proches des Sauternes. Les rouges étaient qualifiés "d'ordinaires", mais l'encépagement d'alors interpelle : 25% de malbec (ou mauzat), devenu anecdotique dans les Graves, 50% de cabernet et de pardotte (ou pignon ou tripet dans le secteur) et 25% de mancin et de bouchalès (ou picard). Ceci tend à démontrer que le cabernet devenu majoritaire était loin de l'être à cette époque. Ces cépages étaient donc à peu près ceux qui étaient présents en 1936, époque de la création des appellations. A ce moment là, la plupart doivent être arrachés dans un délai de dix ans, mais la Seconde Guerre Mondiale et l'après guerre ralentissent le rythme des arrachages. Si bien qu'en 1956, année du grand gel de février, sous l'impulsion des autorités, ces anciennes variétés disparaissent quasiment, au profit de celles que l'on dit "qualitatives". C'en est donc finit de cette diversité et de cette richesse étonnante, du fait d'une sorte d'effet d'aubaine provoqué par une météo extrême. Cabernets et merlot vont donc régner en maître dans le paysage!...

Par chance, depuis quelques temps et grâce au travail de certains pépiniéristes passionnés, on retrouve des plants de ces cépages anciens. Ici, on trouve désormais un îlot de saint-macaire (appelé parfois moustouzère ou bouton blanc - sic!), mais aussi de jurançon noir (ou enrageat, arribet, nochant, giranson et même petit noir, dégoûtant, voire folle noire!). Non loin de là, on trouve aussi de nouvelles plantations de mancin, de bouchalès, de béquignol, de castets, de penouille, mais aussi côté blancs, du blanc auba et du blanc verdet et même la sauvignonasse (ou sauvignon vert, autrefois présent à Sauternes) appelé friulano en Frioul, Vénétie et en Slovénie. Sans oublier du sauvignon gris surgreffé sur des sémillons, ainsi que du carménère, du petit verdot et peut-être même de la syrah, que Charles Cocks (voir guide Cocks et Ferret) signale, au cours de la deuxième moitié du XIXè siècle, bien implanté en Gironde!... Pour certains de ces cépages, il convient cependant de faire une démarche officielle, annonçant ces plantations, puisqu'ils sont considérés par les instances comme interdits (si ce n'est la plantation en elle-même) et donc, il est impossible d'en vendre les raisins et/ou d'en faire du vin!...

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Tous ces cépages seront plantés à raison de mille pieds minimum, dans un premier temps, afin de les vinifier dans une quantité significative. Ils sont actuellement au nombre de dix, mais seront bientôt complétés de cinq autres : mérille, prueras, gros cabernet, gros verdot et petit péjac. Cela peut ressembler, de prime abord, à un inventaire à la Prévert, mais Jean-Baptiste Duquesne revendique une franche exhaustivité en la matière. Le but étant, à terme de quatre ou cinq ans, de proposer dans un lieu dédié de Cazebonne, des dégustations de vins monocépages permettant de donner une idée de ce qu'étaient les vins de Bordeaux naguère (soit, au total, vingt cépages, y compris les "officiels"). Avant, le duo de vignerons aura acquis la certitude que ces variétés en sont bien représentatives. Certaines autres pourraient les compléter, si elles passent le cap d'une recherche historique attentive, comme c'est le cas du fer servadou (appelé aeyre dans la région et peut-être "importé" par les pénitents du chemin de St Jacques de Compostelle?) ou de cépages issus du piémont pyrénéen.

Il convient de noter également que, contrairement à la démarche de Loïc Pasquet non loin de là, il ne s'agit pas de plantations en franc de pied. David Poutays l'explique simplement en précisant que les sols destinés à cette méthode ne doivent pas dépasser 3% d'argile. Or, les parcelles de Cazebonne sont toutes situées entre 12 et 27% d'argile, ce qui représente un trop grand risque sur la durée, le phylloxera, puceron ravageur, étant encore bien présent dans la région. A terme également, l'acquisition de nouvelles parcelles dans la région de l'Entre-Deux-Mers pourrait permettre de surgreffer les cépages les plus intéressants. Enfin, le choix de planter des porte-greffes au préalable devrait se généraliser pour les parcelles nouvelles.

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Au chapitre de tout ce qui vient conforter la démarche globale du domaine, cette approche des cépages anciens est complétée par la pratique d'une interculture, afin d'éviter la monoculture. C'est le Jardin des vignes!... Ce choix est venu s'inscrire naturellement dans l'ensemble, par l'arrivée dans l'équipe de Francis, passionné de jardin potager et de légumes. Depuis longtemps, il avait envie de pratiquer comme son grand-père : un rang sur deux, grâce à des buttes paillées, quelques légumes sont mis en terre, comme l'ail, les blettes ou encore les betteraves. Une approche qui s'avère possible du fait de la densité moyenne du vignoble, soit 6000 pieds/hectare environ.

Dire qu'il tarde à David Poutays de pouvoir vinifier ces cépages anciens est un doux euphémisme. Il faut dire que ce qui se profile est rien moins que passionnant. En effet, la première hypothèse est que, si ceux-ci ne permettent pas de produire régulièrement des vins de qualité, ou qu'ils compliquent trop la tâche du vigneron, il sera toujours temps de proposer quelque vin primeur, voire même, comme le rêve tout haut Jean-Baptiste Duquesne, de mettre sur le marché un "beaujolais" pour Bordeaux, un de ces vins de copains que l'on met sur la table en toutes circonstances. Mais, il peut aussi s'avérer que l'assemblage de certaines variétés, lorsqu'elles s'expriment joliment, peut offrir un "vin d'antan" étonnant ou passionnant. Enfin, troisième éventualité, que l'on ne peut écarter d'un revers de manche, c'est l'apport qui pourrait se révéler positif, en vue d'assemblages du futur et retrouver ainsi les canons du passé, à l'instar de ce qui se passe à Chypre, où les cépages classiques (cabernet, syrah, merlot...) souffrent de l'évolution des données climatiques et qui, assemblés avec certaines variétés locales identifiées depuis quelques années, peuvent proposer des équilibres satisfaisant pleinement les amateurs.

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Bien sûr, il a fallu s'équiper grandement et repenser la cuverie. Celle-ci est neuve, à raison d'une cuve par hectare, afin de faire du parcellaire, avec vingt cuves en béton pour les rouges et sept en inox pour les blancs. Tout le reste a suivi : pressoir, dynamiseurs et pulvérisateurs dernier cri, entre autres. Pour les élevages, les dolias en grès sont pressenties pour une partie de la production, le tout après l'aménagement d'un local adéquat.

Si les deux vignerons considèrent qu'ils sont aujourd'hui face à une page blanche pour ce qui est des vins du domaine, ils ont néanmoins construit une stratégie commerciale forte. Bon an mal an, c'est une moyenne de 200 000 bouteilles qui entreront sur le marché chaque année. On imagine aisément le besoin d'une cohérence absolue pour tenter de trouver des clients, que Cazebonne n'a pas à ce jour. A priori, pas moins de quatre gammes seront proposées : Entre amis, avec des vins sur le fruit largement distribués, les Grands Vins Classiques, qui se présenteront comme témoins de la plus pure tradition bordelaise, pour ce qui est des cépages notamment, les Parcellaires, bénéficiant peut-être d'un élevage plus attentif et les Vins d'antan, résolument destinés à une clientèle de passionnés sans doute plus confidentielle.

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Avant de trouver cette clientèle forcément exigeante, il faudra aussi trouver sa place et se fondre dans le microcosme de l'AOC Graves. Et les premiers contacts avec les responsables locaux ont apporté leur lot de surprises, comme il se doit... Si David Poutays est plutôt au fait de ce genre de relation et du constat qui va avec, ce n'était pas le cas de Jean-Baptiste Duquesne qui, en homme bien élevé, s'est contenté de serrer quelques mains et de s'ouvrir aux commentaires parfois étonnants, réservant ses réactions à la sphère privée!... Il faut dire que les premières dégustations d'agrément incontournables valent leur pesant de cacahuètes!... Le premier essai de blanc, version 2016, qui n'avait rien pour lui (achat le 5 septembre, vendanges dans la foulée!), obtient malgré tout le label AOC, tout en considérant qu'il entrerait aisément dans la gamme vendue parfois à moins de trois euros dans la grande distribution, alors que les 2017, plutôt originaux gustativement parlant, n'ont pas reçu l'assentiment du jury, ce dernier persistant sur ses positions, malgré le contenu des analyses!... Dans notre beau pays, on n'est pas sorti le c.. des ronces!... Nombre de vignerons peuvent sans doute le confirmer!...

Les deux vignerons de Cazebonne viennent donc d'ouvrir un champ qui s'étend sur les deux prochaines décennies, au bas mot. Cela ne relève pas de la conquête spatiale, mais l'histoire a tout pour être belle. Ils ne devront certes pas manquer de persévérance, de ténacité et on peut leur souhaiter, avant toute chose, de ne pas être confrontés à trop de difficultés inhérentes à la viticulture. Ils ont pris la mesure du challenge, ne manqueront sans doute pas d'humour dans certaines circonstances, leur compétences devant faire le reste, tant techniques qu'en matière d'actions promotionnelles. A propos, vous pouvez suivre les aventures de Cazebonne sur Facebook, puisque les acteurs publient régulièrement des informations, permettant de goûter... leur quotidien, avant même de les rencontrer, verres en main!...