"Un jardin à Sauternes!" C'est un peu comme ça que Laure de Lambert Compeyrot aime à présenter aux visiteurs le Château Sigalas-Rabaud, à Bommes. Aujourd'hui directrice générale de la propriété et représentante de la sixième génération depuis 1863, comme propriétaire de ce Premier Cru Classé, elle fait figure d'exception, puisque tous ses voisins immédiats sont dans les mains d'une des plus grandes concentrations de grandes fortunes : LVMH, Peugeot, Denz, Axa, Rothschild... Autre particularité : alors que tous ceux-ci atteignent et dépassent quatre-vingt-cinq hectares, Sigalas, d'un seul tenant sur la croupe sud de l'ancien Rabaud, ne dépasse guère quatorze hectares. Le propriétaire des lieux en 1903, Pierre Gaston de Sigalas, ne conserve alors que la Ferme, élégante chartreuse du XVIIè et cette grosse douzaine d'hectares très homogène, le Bijou de Sigalas. En 1951, la famille de Lambert des Granges relance la propriété, en consentant de lourds investissements, afin de moderniser l'ensemble et lui rendre son luxe d'antan et sa réputation. Mission accomplie sans nul doute, puisqu'au milieu des années 70, parait au Seuil, le guide Les bons vins et les autres, dont l'auteur est Pierre-Marie Doutrelant, reporter pour Le Monde et qui écrit ceci à propos de Sauternes : "Château d'Yquen pourtant et une quinzaine d'autres propriétés échappent encore à la loterie et à la décadence des vins de Sauternes. Parce que leur réputation et leur petit volume de production leur permet d'obtenir des prix honnêtes. Yquem le premier, bien que quelques fois rattrapé ou dépassé certaines années par cette petite merveille de Sigalas-Rabaud, 14 hectares."

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C'est une découverte que d'accéder à Sigalas-Rabaud. Une petite route rectiligne et légèrement montante mène aux batiments. Ici, pas de restauration tapageuse en cours, ni de construction d'un chai enterré, oeuvre d'un architecte dans l'air du temps. Il s'agit plutôt d'entretenir l'ensemble de ce patrimoine familial par petites touches, sans la moindre extravagance, parce que c'est l'un des très rares à posséder encore ce statut parmi les Premiers. Surprise aussi d'apprendre que le château ne s'étend toujours que sur les quatorze hectares de cette croupe idéale, qui penche vers le sud et domine la vallée du Ciron. On a pourtant coutume d'être presque intimidé par les immenses surfaces dont disposent les prestigieux crus de Sauternes. En m'accueillant, j'ai l'impression que Laure de Lambert est fière et satisfaite de me surprendre quelque peu par ce qui caractérise ce cru.

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Cette après-midi hivernale est douce et lumineuse. Pourquoi refuser un petit café?... D'autant qu'il s'agit d'un café affiné dans des barriques de Sigalas Rabaud!... Sugar?... J'aurais du penser au cigare. Peut-être un autre axe de progrès du château?... Cohiba et Sauternes hors d'âge!... Les visiteurs américains, qui passent ici une nuit avec vue sur Yquem, seraient définitivement conquis!... La presse régionale écrit, à propos de Laure de Lambert, qu'elle "est une femme étonnante, chaleureuse, pétillante et tenace". Dynamique également. Quelqu'un qui va de l'avant, parce qu'elle relève un défi depuis une quinzaine d'années et son retour à Sigalas. En 2003, elle remplace au pied levé son père, lors d'un voyage au Canada, à la rencontre des clients. A cette occasion, elle mesure à quel point elle représente là un patrimoine et une tradition relevés par la qualité des vins, unanimement appréciés Outre-Atlantique. Dès son retour, elle se construit un solide bagage à Sup Agro Montpellier, puis en fac d'oenologie à Bordeaux. Les planètes s'alignent, les exigences familiales sont satisfaites pour éviter de nouvelles difficultés.

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Mais, il faut concrétiser ses rêves. Débutant comme ouvrière de chai, elle apprend patiemment, tout en posant moult questions, cela va de soi. A la fois curieuse et héritière, c'est un statut qu'il faut assumer!... Elle prend la direction technique en 2013, puis est nommée directrice générale en 2014, rachète une partie des parts, malgré certains avis familiaux et devient ainsi la principale actionnaire du Château Sigalas-Rabaud. Quelques années plus tard, elle a pris toute la dimension de la propriété, appréciant au passage sa dimension humaine et formant avec Marion Clauzel, directrice technique, un duo féminin compétent et doté d'une sensibilité porteuse de projets et d'envies. Womendowine!... Certes, les premiers pas des premières années en agriculture biologique n'ont pas abouti, mais une démarche prenant en compte biodiversité et transmission d'une terre vivante aux générations futures est intégrée au travail quotidien. Disparition des herbicides et pesticides, remplacés par le travail du sol et l'emploi de la confusion sexuelle. Observation attentive et régulière de toutes les parcelles, afin de réagir en temps voulu. "J'ai un problème avec le cuivre! En 2020, d'après nos calculs et la quantité de pluie tombée pendant le cycle végétatif, nous aurions dû passer plus de vingt fois dans les vignes!... Le tassement des sols pose question, non?... Tout ça me laisse pour le moins perplexe!..."

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Pour ce qui est des vins et des cuvées proposés, Laure de Lambert fait preuve d'initiatives toutes plus intéressantes les unes que les autres. Avec, en plus, matière à secouer le cocotier sauternais!... Déjà connue pour être de celles et ceux qui soutiennent l'idée d'un "Sauternes sec", la vigneronne de Sigalas travaille sur des essais innovants. Résultat, depuis quelques temps, le 5 de Sigalas est proposé, vin blanc doux sans soufre ajouté, avec 85% de sémillon et 15% de sauvignon, élaboré avec les vignes mêmes du Grand Vin. Celui-ci, ainsi que le "second vin", Lieutenant de Sigalas, donnent libre cours à l'expression du sémillon (respectivement plus de 90% et 83%), mais sans atteindre des sommets en matière de sucre résiduel, ce qui propose des équilibres moins... liquoreux, non dénués de fraîcheur. Deux blancs secs également, issus de parcelles dédiées à leur production, depuis 2009. Il s'agissait alors de l'application des préceptes de l'Ecole Dubourdieu. Tout d'abord, La Demoiselle de Sigalas (70% sémillon), mais aussi La Sémillante, apparue en 2013. Cette dernière est née de la volonté de Laure de Lambert de proposer un 100% sémillon (cépage présent ici à 85% de l'ensemble) et de mettre sur la table un grand blanc à la bourguignonne. Conseillée au départ par Jacques Lurton (La Louvière), lui-même géniteur d'un sémillon monocépage à Kangaroo Island, en Australie, elle a l'espoir de retrouver les parfums et le bouquet des très vieux sémillon (Fieuzal, Gilette...) qu'elle a eu l'occasion de déguster, voilà quelques années. Une dynamique donc, de l'initiative, d'autant que d'autres essais sont peut-être en cours... A quand un sec sans sulfites ajoutés?...

La visite de ce Premier Cru Classé de Sauternes est donc des plus recommandables, sur la Route des Vins de Bordeaux, Graves et Sauternes, dont Laure de Lambert a d'ailleurs pris la présidence en début d'année, très investie dans l'oenotourisme. C'est sans nul doute intéressant à plus d'un titre, mais notamment par la démarche vigneronne et artisanale qui en émane. On peut penser qu'il existe un monde entre ces Premiers aux étiquettes gravées à l'or fin et quelques-uns des micro-domaines de l'ensemble Sauternes-Barsac, souvent bien cachés au coeur des 1800 hectares vallonés de l'appellation, où on totalise pas moins de 140 vignerons, sur les communes de Barsac, Bommes, Fargues, Preignac et Sauternes. Mais, de par ses caractéristiques, Sigalas-Rabaud pourrait être une sorte de pont entre ces différentes entités marquées par leur histoire et le poids de la tradition. C'est un poncif que d'affirmer que les Sauternais ont de l'or en bouteilles!... Mais, s'ils infléchissaient un tant soit peu ce qui les gouverne, ils ne manqueraient pas de tirer les dividendes des efforts consentis pendant des décennies, générations après générations, afin que leurs vins pénètrent avec volupté l'espace-temps, sans perdre leur âme, ni modifier leur ADN séculaire.