Guide des vins des îles 2 : Île de Giglio, Cantina Altura Vigneto
Le ferry annonce son arrivée au port d'un coup de sirène vif et sonore. Il a fallu à peine une heure pour venir de Porto Santo Stefano, sur une mer calme, dont le bleu rivalise aisément et dans la nuance avec celui du ciel, légèrement flouté par une petite brume sur l'horizon. A l'approche de l'île, comme dans d'autres circonstances identiques, je m'interroge quant aux réflexions que les équipages de pirates de Barberousse pouvaient formuler, au cœur du XVIè siècle, au moment de prendre d'assaut cette île et de la mettre à sac, déportant au passage l'essentiel de sa population pour la vendre comme esclaves. Mais, mes intentions sont bien plus pacifiques et déjà, je scrute le paysage, afin d'y découvrir quelques terrasses couvertes de vigne. Vais-je encore pouvoir capter le parfum des fleurs de myrtes dans le maquis, alors que les vendanges sont programmées?...
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Sur Internet, on trouve aisément une autre photo de Francesco Carfagna, les bras écartés, comme s'il planait sur ses vignes, comme s'il se prenait pour un oiseau venu s'installer ici, à proximité de cette côte escarpée lui offrant un nouveau refuge, pour lui-même et ses proches... Parce qu'il se souvenait des journées d'été passées ici, dans son enfance... Il ne semble pas qu'il ait le moindre regret de sa première vie de professeur de mathématique du côté de Bologne, vie avec laquelle il rompt au début des années quatre-vingt. La Toscane et ses vins ont sans doute aussi laissé une marque indélébile dans son esprit. Et alimenté ses rêves également, avec cette envie de se rapprocher de la terre, fût-elle ardue à maîtriser... A 34 ans, il quitte l'enseignement et très vite, débarque sur Giglio où, devine-t-il sans doute, l'attend son destin. Il y rencontre vite sa compagne, Gabriella et avec l'aide de son fils Mattia, ils ouvrent ensemble un restaurant, L'Arcobalena, spécialisé dans la cuisine de poisson et qui devient vite une référence gastronomique locale. Et un beau moyen de s'intégrer à la vie insulaire, en même temps que de se découvrir une passion pour les vins naturels, ainsi que pour le vin local Ansonaco, issu du cépage ansonica, alors presque disparu d'un paysage lui étant largement dédié jadis.
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Francesco Carfagna aurait pu ressentir une sorte de vertige face au défi de devenir vigneron sur Giglio, du fait notamment des paysages, de cet azur qui l'entoure alors. Féru d'histoire, il se penche sur le passé de la viticulture locale. Il découvre que quelques parcelles acrobatiques, composées de terrasses donnant sur la mer et abandonnées depuis des lustres sont disponibles. Il se porte acquéreur d'environ quatre hectares de ces vignes quelque peu aériennes. Nous sommes en 1999 et un nouveau millénaire s'annonce, celui de tous les défis!... Ces terrasses se situent au sud-ouest de l'île, non loin de la pointe et du phare de Capel Rosso. A l'image de quelques autres sites dans le Monde, on devine aisément que l'on est là dans un endroit hors du commun. Celui-ci s'appelle Altura, le domaine devient Altura Vigneto. Sur l'île, à cette époque, nombreux sont ceux qui rient sous cape, voire qui traitent Francesco de fou!... Il faut bien dire que la tâche se révèle énorme. Les premiers mois défilent. Il faut défricher, la garrigue dominant largement. Des kilomètres de mûrs de pierres sèches sont à redresser, des terrasses parfois très étroites doivent être remises en état. Sans oublier d'arracher les arbustes qui concurrenceront la vigne, tout en conservant la biodiversité végétale et animale. Il faut aussi installer quelques canalisations d'eau, planter des piquets pour accueillir la vigne. En 2000, interviennent les premières plantations. L'île est un bloc de granit, à de rares surfaces près. Le sol est souvent sablonneux en surface.
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Si l'on tente de dresser un inventaire ampélographique pour les parcelles, on constatera aisément qu'une foultitude de cépages sont présents ici : de la malvasia au sangiovese, du grenache au canaiolo, en passant par l'aleatico, le corinto nero, les muscats ou le pizzutello... Pas moins d'une vingtaine sans doute, comme autant faisant référence à l'histoire viticole italienne et à la diversité d'expression et d'origine. Très vite, devant l'ampleur de la tâche, il vend son restaurant, son fils Mattia, très actif aux fourneaux, décide de partir pour Paris. Il y complète ses connaissances et son expérience, jusqu'à devenir vigneron aujourd'hui en... Auvergne!... Lors de la création du domaine, sa fille Irène n'avait que six ans. Pouvait-elle être celle à qui Francesco passerait le témoin?... Elle travaille très jeune dans le restaurant de ses parents et participe à la vie de la vigne et de la cave, au moment des vendanges notamment. "Mon père a été capable de me passer la passion sans jamais me l'imposer. Du coup, j'ai beaucoup voyagé, en faisant diverses expériences, pendant que je faisais mes études." Après le lycée, elle part pour un an à Paris, travaille dans un restaurant italien et fait quelques extras à La Cave de l'Insolite ou au Baratin. C'est à ce moment-là qu'elle fait plus large connaissance avec les "vins nature"...
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Elle file ensuite à Lyon, pour une année d'études de langue (anglais et russe). Elle rentre ensuite en Italie, à Turin, où elle collabore largement au restaurant Banco Vini e Alimenti, ainsi qu'au restaurant Consorzio, bien connus dans la ville et le milieu. Elle en profite aussi pour faire les vendanges dans le Piémont et en Toscane. Elle séjourne ensuite à Moscou, en tant que sommelière, rend visite à quelques amis vignerons en Géorgie... puis finit par regagner son île!... Ouf!... Nous sommes alors en 2016 et 2017, l'idée de ce passage de témoin est dans l'air... Aujourd'hui, dans le cadre d'une transmission sereine, au cours de laquelle, les vins ne perdent ni leur âme ni leur charme, Irène a pris en charge l'essentiel de la gestion de l'activité, tant à la vigne qu'à la cave, "que dans la plus ennuyeuse gestion administrative..."
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"Les dernières vendanges ont été assez compliquées... Chez nous, nous avons eu une grande sécheresse, donc moins de production et plus de concentration. 2023 a été catastrophique sur le continent à cause des nombreuses pluies, alors que chez nous, le peu qui est tombé a fait du bien!... Mais, on a eu un vent très très très fort fin août, ce qui a fait des dégâts sur les vignes les plus exposées." La vendange s'est déroulée autour du 10 septembre, à laquelle ont participé de nombreux amis. "Beaucoup de fatigue, mais aussi une fête!... L'Ansonaco 2023 est encore en train de fermenter, il lui faudra du temps pour être prêt..." Et Irène Carfagna de se projeter vers l'avenir : "Cette année, 2024, ça promet bien, mais on tient les doigts bien croisés!!! La vigne est en pleine forme et on a eu beaucoup plus de pluie que d'habitude. On espère que ça va bien passer l'été..."
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Au domaine, on estime la densité de plantation à 8500 pieds/hectare (difficile à certifier). Marcottage et provignage sont communément utilisés, même si parfois, le pied ressort à travers un muret!... La taille utilisée est soit en guyot, soit en gobelet. Viticulture menée en bio, sans désherbants, fertilisants chimiques ou insecticides. Seuls du fumier de vache ou des moyens de fertilisations végétales peuvent être utilisés. Les sols ne sont pas labourés, juste raclés. L'enherbement des rangs se compose de fleurs et d'herbes sauvages, parfois de trèfle et d'orties, le tout taillé manuellement. Les traitements se limitent à deux passages de soufre pulvérisé entre avril et mai, contre l'oïdium, le mildiou étant rare du fait des vents quasi permanents.
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Mais, évoquons l'Ansonaco Carfagna!... L'emblème du domaine et de l'île de Giglio. De tous temps, le cépage le plus cultivé ici, quasi endémique, même si on en trouve aussi sur l'île d'Elbe (ansonica), en Sicile (inzolia) et même en Corse (anzonica ou anzolica). "Par rapport à de nombreux autres cépages, celui-ci, par sa capacité à survivre en milieu hostile, a été l'objet d'une attention particulière, au cours des siècles, des professeurs des écoles de viticulture." Mais, on dit aussi que, aromatiquement, l'ansonaco est un caméléon, passant aisément des notes d'abricot et de confiture d'orange amère à des fragrances de fleur d'oranger, de genêt, de rose et de mirabelle mûre. En bouche, on retrouve cette complexité et une élégance notoire. On peut le déboucher à l'avance et dix années de vieillissement en bouteille ne lui font pas peur!... La cuisine, sur une base terre et/ou mer lui convient parfaitement.
La petite musique distillée par les vins du domaine s'étend aussi, entre autres, au rosé, Rossetto, et au rouge, Rosso Saverio. Le premier est issu de raisins sangiovese de négoce, achetés sur le Continent, en Maremma, territoire au bord de la mer Tyrrhénienne, chez des amis de confiance. Le tout est vinifié sur l'île, le raisin est égrappé, soutirage après deux ou trois jours, fermentation spontanée à température de cave, mise en bouteilles entre mars et mai suivants. Aucune filtration ni traitement œnologique. Je vous laisse imaginer le vin de soif, parfumé, simple et savoureux que cela donne!... Le genre dont on ne peut se passer pendant tout l'été!...
Pour le rouge, il est fait appel à la tradition locale. Rosso Saverio est une sorte de melting-pot dans lequel des raisins différents sont appelés à fermenter tous ensemble. On y trouve sangiovese, grenache, malvoisie, muscat blanc et noir, trebbiano, vermentino et quelques autres en quantités réduites. Ici, on tient compte du fait que tous ces raisins sont de maturité différente. Certains sont donc ramassés plus tôt et on les laisse alors "se reposer à l'ombre". Pour les premiers, il se produit alors une légère déshydratation. Quand ils sont tous récoltés, ils sont vinifiés ensemble et fermentent sur peaux, avec les rafles. Après une longue macération, les jus restent sur peaux pendant plusieurs mois, le temps qu'il faut... "C'est un vin qui peut durer dans le temps justement et il parait souhaitable de le faire vieillir le plus possible, même si, après deux ou trois ans, il commence à être assez mûr. C'est un rouge traditionnel, plein et riche des saveurs et du mystère..." Que l'on peut apprécier pour lui-même ou, à table, avec ce qu'on préfère!...
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Photos : Altura Vigneto
L'espace d'un instant, ou pourrait penser que la vigne hésite ici entre le rocher et les eaux bleues et profondes de la Méditerranée. Pourtant, elle n'est en rien fragile et, confrontée aux éléments, notamment le vent, très souvent dans l'année, elle inspire sans doute une forme de résistance à l'homme qui l'entretient, non sans difficultés, celui-ci y puisant toute l'abnégation voulue... Et sans doute, pour la Famille Carfagna, l'idée, non recherchée cependant de prime abord, de faire passer une sorte de message... Humilité face à la nature, sens du partage, ouverture vers le large et, en même temps, faire valoir le sens de l'accueil, tout en proposant des vins pleins d'une sorte de mystère, voire de mystique... Mais, finalement, toutes les peuplades passées sur ces îles y sont sans doute pour quelque chose... Revient-on pleinement indemnes d'une visite de Giglio?...
Prochaine destination : à suivre