Priorat 2011 : René Barbier, au Clos Mogador
Gratallops, un petit village de quelques centaines d'âmes au coeur du Priorat. Petit village, mais un peu le phare, l'âme d'une région viticole connue du monde entier, ou presque désormais, pour son vignoble, ses vins, qui furent les premiers à attirer dans la région, quelques pionniers passionnés. Vignoble immense avant le phylloxera, puisqu'on comptait pas moins de 8000 ha de vigne sur les coteaux et les terrasses d'Escaladei, Poboleda, Torroja del Priorat ou Porrera, pour ne citer que ces quelques villages accrochés à la montagne. Voilà à peine plus de trente ans, il ne restait que 300 ou 400 ha de grenache, principalement, en production. Aujourd'hui, 2000 sans doute, ce qui illustre le boom économique, lié à la viticulture et à la gastronomie, dans la région de Tarragone, non loin de Barcelone et de la Costa Brava.
Pourtant, les loups du secteur ont du se gratter la tête en voyant débarquer, au tout début des années 80, des vignerons prêts à réhabiliter les cépages existants (18 variétés de blancs et 15 de rouges, légalement et historiquement plantés dans la région!) et à planter encore et encore, malgré la chaleur et ces terrasses de schistes, fièrement alignées, comme pour défier le regard des re-conquérants. C'était bien l'époque d'une sorte de Reconquista, mais plutôt cool, avec un regard sincère sur la nature et sa diversité (même si l'on ne parlait pas encore de biodiversité!), le décor, avec sa dimension architecturale (qui allait en inspirer quelques-uns par la suite!) et la conviction d'avoir sous les yeux, un grand terroir, apte sans nul doute à produire de bons vins (avant même qu'ils ne soient grands!), pour peu qu'on prenne soin de ce vignoble.
Aujourd'hui, on est tenté de venir dans le Priorat, comme l'on se rend à St Émilion, Barolo ou dans la Napa Valley. Pour faire le constat d'une sorte d'ordre établi, de hiérarchie séculaire quasi immuable. Mais, pour peu qu'on laisse un peu de côté les classements, les honneurs et que l'on n'ait crainte de crapahuter dans les vignes, de belles rencontres sont possibles.
Un des acteurs principaux de cette région catalane reste René Barbier, du Clos Mogador. Un domaine élevé au sommet des élites ibériques, avec Vega Sicilia et autre Pingus. Pourtant, en compagnie du vigneron de Gratallops, on devine la part de hasard, en plus des efforts et d'un travail constants, pour accéder désormais, à cette reconnaissance internationale.
Après une première rencontre à St Émilion, nous avions pris rendez-vous, à l'occasion de notre séjour en Espagne. Pourtant, juste au terme de Vinexpo, sur lequel se rend René Barbier, bien sur, il n'était pas évident de trouver un créneau, sachant que le vigneron a coutume de faire le tour du vignoble avec ses visiteurs, dans un minibus de marque japonaise du genre "collector"!... Sachant, de plus, que le vigneron se déplace souvent lui-même en... camping-car (pour se rendre à Bordeaux, par exemple!) et que nous ne disposions que du vendredi 24 juin (férié en Catalogne, pour la St Jean), les choses s'annonçaient compliquées. Heureusement, grâce à un aimable trio de visiteurs valaisans, nous allions pouvoir faire cause commune et partager le minibus!...
Au printemps 1968, René Barbier séjourne à Paris, genre de circonstances qui peut laisser des traces!... Originaire de la Vallée du Rhône, il vit en France, mais la vie l'amène du côté de Tarragone. Il avoue aisément, d'ailleurs, un statut post-soixante-huitard et pendant les années 70, amateur de marche, de vélo et de séjours festifs dans la campagne, avec famille et amis, il passe quelques bonnes journées dans le Priorat, déjà au volant d'une solide camionnette. Un jour qu'il partage au grand air, avec le "clan", une solide paella et qu'il se charge de dégotter un vin rouge de la région à la cave coopérative toute proche, il fait connaissance avec les vins du cru, qui sont alors loin de le laisser indifférent... L'éclair qui fait basculer une vie!...
A quelques temps de là, il entend parler d'un petit domaine de 9 ha (dont 0,5 ha encore en production!) à vendre à Gratallops, pour l'équivalent de 6000 euros de l'époque!... Mais, il n'a pas d'argent... Quelques mois plus tard, il revient avec ses beaux-parents, dont c'est alors le 35è anniversaire de mariage... et qui décident d'acheter la dite propriété pour fêter l'évènement!... L'aventure commence, nous sommes en 1980.
Il s'attelle donc à la tâche, qui est immense. Petit à petit, il fait une sorte d'inventaire du vignoble, qu'il faut remettre en état et de l'ensemble de la végétation qu'il trouve sur les coteaux et les terrasses. Il en mesure alors toute la variété et l'apprécie immédiatement comme d'une formidable richesse. Il définit alors très vite son credo, sa principale orientation : la sauvegarde de cette bio-diversité. Il ne veut alors que s'insinuer, s'intégrer, trouver sa place dans ce paysage typique de l'agriculture traditionnelle en Méditerranée, mélange de vigne, d'oliviers et d'arbres fruitiers. Depuis, il n'a pas coupé un seul arbre présent trente ans plus tôt et en a planté de nombreux. Toutes sortes de végétaux, de plantes sauvages sont présents dans les schistes du Clos Mogador. Certaines variétés sont de véritables indicateurs pour la vigne, comme l'ail sauvage, parfois couvert de pucerons. Chacune de ses escapades sur les terrasses permet à René Barbier de découvrir des mélanges de parfums, rien qu'en frottant l'extrémité de ses doigts sur les fleurs et les plantes d'un même espace. Cette large part d'observation, au fil des ans, a permis au vigneron de comprendre mieux, par exemple, pourquoi le grenache, le carignan ou la syrah étaient présents à certains endroits, plutôt que d'autres. De la même façon, les oliviers et les fruitiers ont conservé leur place, y compris dans les rangs de vigne : au coeur de l'été, leur ombre filtrante délivre quelques effets positifs sur les jeunes plants notamment. Rarement vu une telle osmose entre un vigneron et sa terre!...
Le domaine compte actuellement 22 ha environ. Depuis son installation, le vigneron de Mogador s'est attaché à rechercher les vignes anciennes de bonne origine dans toute la région, pour obtenir les meilleures sélections massales. Tâche qui fait de son vignoble, une sorte de conservatoire régional des variétés de cépages et qui permettrait sans doute un travail efficace et particulièrement intéressant des spécialistes en matière d'ADN de la vigne, plutôt que de s'appuyer sur la tradition et la transmission orale de l'identité des cépages. Ainsi, du côté de Porrera, on signala naguère à René Barbier la présence d'une variété identifiée comme le "grenache français". En fait, de la syrah, que l'on considérait alors comme absente du Priorat, alors que l'histoire et la présence, à l'origine, des Chartreux (venus du Rhône!) pouvaient impliquer la plantation historique de la trilogie grenache-carignan-syrah. De même, il a été ainsi possible de remettre au goût du jour et dans les assemblages, une variété comme l'escanyavelles (l'étrangle vieilles, sic! à cause de sa peau dure et rugueuse!), qui semble proche de la roussanne.
Cet aspect recherche dans les grands terroirs du Priorat, les fondations même de cette région viticole, passionne toujours René Barbier, comme à ses débuts. D'abord, parce qu'il est maintenant assisté de ses deux fils, dont l'aîné est plutôt motivé par le travail à la cave et le benjamin par la vigne, tendance biodynamie et qu'un petit tour dans les vignes proches, montre à quel point il existe encore des secteurs abandonnés (voir ci-dessus, 2è photo en partant de la droite), qu'un simple regard permet d'identifier comme prioritaires, pour une sauvegarde future.
A noter que René Barbier est également présent en AOC Montsant, puisqu'il dispose de grenaches plantés à 900 m d'altitude, destinés à la production d'une cuvée d'exception, garantie pur plaisir : Espectacle. Dans le même ordre d'idée, la recherche de la fraîcheur des vignobles d'altitude, le blanc du domaine, Nelin, provient en partie de pinot noir exposé nord-ouest, à près de 600 m.
Côté installations, seule la légende retient l'existance, à l'origine, d'une vieille grange découverte lors de l'acquisition du domaine. Aujourd'hui, un chai souterrain a été taillé dans le schiste, mais, à Mogador, on n'est pas prêts à toutes les concessions au modernisme. La philosophie de base tient dans le respect des "choix artisanaux". De la vigne, où l'on travaille avec la mule et où l'on plante chaque plant comme une fleur de son jardin, au chai, où l'on dispose encore d'un pressoir hydraulique vertical "collector" pour les rouges. Seule option "tendance", les oeufs Nomblot pour la vinification de Nelin. Lors des vendanges, on imagine aisément les soins exigés : la douzaine de personnes travaillant au domaine et les vendangeurs ne doivent ramasser que les plants livrant des raisins à pleine maturité et le tri final des baies est d'une rigueur implacable.
A l'heure de la dégustation, nous revenons sur la "Légende de Clos Mogador"!... René Barbier ne manque pas d'ailleurs, face à ses visiteurs, de rétablir quelques pseudo vérités, vues et lues, çà et là. Noter qu'au mois d'octobre prochain, devrait apparaître sur le web, le site officiel du domaine, devenu indispensable.
Pendant près d'une décennie, Clos Mogador est en reconstruction, avec toutes les plantations qu'on imagine, les surgreffages, le travail du sol, la remise en état des chemins... En 1989, sort le premier millésime, dans la plus grande discrétion. René Barbier travaille à ce moment-là dans le négoce, en Rioja. Un jour qu'il participe à une dégustation de vins de cette dernière région, dont la réputation a déjà franchi les frontières du pays, il se permet de mettre sur la table, pour le repas, son propre vin, sans même en informer les convives... Sur le moment, les choses en reste là. Quelques mois plus tard, Pierre Crisol, fondateur du guide Gault et Millau des vins, présent lors de cette journée, le rappelle en lui demandant s'il était possible de revoir ces cuvées. René Barbier lui propose alors un nouveau rendez-vous en Rioja.
- "Non, non, je voudrais bien en savoir plus, à propos de ce flacon non identifié, bu et apprécié lors du repas!..."
Rencontre amusée, regards entendus, peut-on imaginer, entre un vigneron humblement passionné et un expert avisé!... A cette époque, l'Espagne, que dis-je, la Catalogne, se préparent pour les Jeux Olympiques de Barcelone, en 1992. Tous les médias en font leur une, au cours des mois qui précèdent. Y compris, les mensuels consacrés aux vins et à la dégustation. C'est le moment que choisi Pierre Crisol, pour désigner le Clos Mogador de René Barbier, comme le plus grand vin de Catalogne!... Fulgurant!... Dans la foulée, Robert Parker, intrigué, lui attribue un 94/100!... Le "pionnier" a de quoi sourire dans sa barbe fleurie!... Il ne le sait peut-être pas encore, mais il ne quittera plus les sommets et son vin va devenir universel!...
Vingt ans plus tard, alors que la mise en bouteille du millésime 2009 se termine, avec une étiquette spéciale pour saluer l'évènement, René Barbier mesure aisément encore la chance, semble-t-il et la somme de hasards, qui transforment une telle aventure, construite sur la base d'une sorte d'idéal, en réussite exceptionnelle. En ce jour de fête, la San Juan, nous devons laisser le vigneron de Gratallops rejoindre sa famille, réunie pour l'occasion autour de quelques grillades, comme au début de l'aventure. Peut-être aura-t-il une pensée, en levant son verre, pour cette tante Elisabeth, auteur des Gens de Mogador, qui lui inspira le nom de son domaine, sorte de coup d'oeil complice dans le rétro, à cette saga familiale décrivant pour partie, l'époque du phylloxera dans la région de Gigondas. Une sorte d'appel de la chance aussi, qui, ce jour-là, trinqua joyeusement à sa santé!...
- "Désolé, mais il faut que j'aille m'occuper des braises!..."
- Manyetes 2008 - Vi de vila Gratallops - Piorat :
Un lieu-dit du village. Issu d'une forte majorité de carignan (70%) planté dans un secteur aride et minéral et de grenache (30%). La robe est d'un rouge foncé intense. Le nez associe des arômes de baies noires et de pierre chaude, mais laissant une sensation de pureté et de distinction. Bouche solide, mais les tannins sont polis et d'une remarquable densité. Un vin qui conjugue subtilement virilité et féminité!... Remarquable!...
- Clos Mogador 2008 - Priorat :
40% grenache, 21% carignan, 19% cabernet-sauvignon et 14% syrah... Rouge rubis intense. Notable viscosité. Des fruits noirs de prime abord, puis une belle complexité aromatique, riche, diverse : fumée, sental, épices, puis l'aération apporte des notes chocolatées, de la myrtille. Bouche d'une très belle densité, pure, avec une rétro apportant une sensation de tension minérale. Potentiel impressionnant!
- Nelin 2009 - Priorat :
54% grenache blanc et 46% répartis en macabeu, viognier, pinot noir, escanyavelles et pedro gimenez. Issu de moins de 6 ha et quatre parcelles. Robe dorée. Un vin blanc délicat et intense! Fruits blancs mûrs, amandes grillées, pointe d'agrumes frais. La bouche est très séduisante, tapissant le palais, restant fraîche et volumineuse. Rétro voluptueuse, qui étire la persistance. Excellent!