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La Pipette aux quatre vins
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5 janvier 2014

Domaine du Jaugaret : le St Julien nature!...

Beychevelle. Pas le château, le village. Il faut quitter la célèbre D2 et tourner le dos au fleuve. Un petit bourg qui ne semble résonner, de temps à autre, que du bruit de quelques tracteurs ou d'un volet qui claque. Juste au sud, Gruaud-Larose, Branaire-Ducru, Beychevelle. Au nord, Glana, Ducru-Beaucaillou, Talbot et les Léoville, Barton et Poyferré. On s'amuse à l'idée que, dans les parages, on ne doit pas causer souvent de vins naturels!... Au cours des quarante dernières années, si l'on en croit les statistiques de l'INSEE, la commune de St Julien-Beychevelle a perdu près de la moitié de sa population, passant de 1216 en 1968 à 683 en 2009. On se dit alors, qu'avec tous ces partants, une proportion non négligeable de la mémoire collective de cette partie du Médoc est sans doute perdue... Et, en particulier, du vignoble. Ça tombe bien, nous avons rendez-vous avec Jean-François Fillastre, du Domaine du Jaugaret, dont la famille est présente ici depuis le milieu du XVIIè siècle, à l'époque même où la contrée va devenir vignoble aux carrosses rutilants, plutôt que marécage parcouru par des bergers sur leurs échasses, sous l'impulsion des Hollandais, sollicité par Henri IV. Le commerce, notamment maritime à destination du nord de l'Europe, va contribuer ensuite à donner ses lettres de noblesse à la région et à ses vins.

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"Continuez dans la rue principale, je vais vous attendre au bout de la rue..." Celle-ci fait le tour d'un petit pâté de maisons dans lequel se situent le chai à barriques et le cuvier. Là, il faut bien comprendre que c'est aux dimensions du domaine, sorte de deux pièces avec cuisine, celle-ci contenant deux cuves tronconiques en bois et le pressoir vertical. "Oui, c'est bien avec ça que je fais mes vins, ce n'est pas là pour décorer!" En quelques sortes, la dimension bourguignonne du Médoc, comme le suggère Éric Asimov, "chief wine critic" du New York Times et fan de Jaugaret!... Celui-ci n'ayant pas hésité, dit-on, à conseiller aux jeunes amateurs américains, lassés de certains GCC de Bordeaux, de boire du Jaugaret, s'attirant au passage, les foudres de certains de ses collègues!...

Jean-François Fillastre a fêté ses soixante-dix printemps en 2013. Bon pied, bon oeil, malgré les années qui passent. Sans doute le doit-il un peu à sa jeunesse sportive, lui le décathlonien et surtout perchiste (à l'époque où on sautait au-dessus d'une corde et atterrissait dans un tas de sable, d'où quand même, quelques faiblesses dorsales aujourd'hui, peut-être!...), qui fut également pensionnaire du Bataillon de Joinville. Exerçant longtemps le métier de souffleur de verre, il a repris le domaine familial en 1983, au décès de son père, au moment où son activité professionnelle commençait à péricliter. C'est qu'il était hors de question que les sept ou huit parcelles composant 1 ha 32 de St Julien ne quittent le patrimoine familial, pour aller grossir, un tant soit peu, le parcellaire de quelque grand cru du coin!... Même si aujourd'hui, l'incertitude demeure, pour ce qui est de l'avenir de ce micro cru, sachant qu'une reprise dans la famille reste privilégiée... et espérée.

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Ceci dit, ne vous y trompez pas! Le vigneron de Beychevelle ne vit pas en ermite cloîtré dans son chai. Il reste attentif aux évolutions, même s'il exprime clairement son sentiment, teinté d'une pointe d'amertume : "C'est aberrent de créer un cahier des charges pour une AOC, qui empêche la production de vin naturel!..." Attentif aussi, parce qu'il connaît bien ce monde du vin médocain : "Les gens sont parfois un peu mythomanes dans le coin..." Avis renforcé par les quelques rencontres qu'il a pu faire dans l'arrière-cuisine de certains très grands crus de la région, ne serait-ce que lorsqu'il s'y rendait dans l'espoir d'y acheter quelques barriques "déclassées". Autant de souvenirs des us et coutumes de la région qui confinent parfois à l'anecdote croustillante, dont les visiteurs sont parfois friands!...

Pour illustrer son ressenti, il évoque volontiers ce qui s'est produit à propos de l'agneau de Pauillac. A l'origine, il s'agissait de revenir à une tradition qui permettait de revoir les moutons dans les vignes. A une époque, déjà lointaine, les agneaux faisant quelques dégâts sur les pieds en mangeant les pousses tendres, ils étaient donc nourris par la brebis à la bergerie. On établit donc, sous l'impulsion de quelques restaurateurs bordelais, un cahier des charges très strict pour déterminer l'AOC souhaitée de tous, en déterminant notamment un âge et un poids minimum pour les agneaux. Quelques temps plus tard, on se rend compte et on admet volontiers, qu'il vaudrait mieux qu'ils soient un peu plus âgés et un peu plus gros pour les vendre. Et c'est là que l'on constate que la réglementation, somme toute nouvelle, est devenue immuable!... Impossible d'en changer les termes!... Résultat : plus personne, ou presque, ne fait de l'agneau de Pauillac AOC!...

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Lors de mon passage au domaine, je suggère donc au vigneron d'aller faire un tour dans les vignes. Après tout, ici, pas besoin de puissant 4x4 ni de jumelles pour distinguer l'extrémité des rangs, mais, Jean-François Fillastre, pourtant chaudement vêtu et coiffé d'une casquette fleurant bon la marine de pêche de l'estuaire, doit estimer qu'il est un peu tard... A la place, il s'arme d'un verre et de deux outils collector, que l'on ne voit plus guère souvent : une pince à fausset (ou tire-fausset) et une assette de rabattage. En effet, les barriques du millésime 2011 sont "bonde de côté" et donc, trois d'entre elles ont été percées afin de permettre, par une technique qu'il convient de maîtriser, d'extraire un peu de vin en cours d'élevage. Las! Après de multiples tentatives sur les trois barriques, le tire-fausset quelque peu usé par les années et sans doute contrarié par l'humidité ambiante, ne fait pas son oeuvre. "Ben tant pis, vous ne goûterez pas!..."

Si l'élevage habituel est d'environ trois ans, le 2012 ayant été soutiré récemment, il est possible de le découvrir - "vous allez y gagner au change!" - par l'intermédiaire d'un échantilon restant. Après une première approche très... nature, l'aération dans le verre lui est profitable. Le 2010, dégusté dans la foulée, garde un joli fruit et une spontanéité des plus intéressantes. Bon an, mal an, Jaugaret, c'est 3 à 5000 bouteilles. Avec 2013, c'est un peu la cata et guère plus de 1500 sans doute!... "Certains pleurent parce qu'ils font un quart de récolte en moins, mais moi, je n'ai fait que le quart d'une année normale!" Entre la coulure, le millerandage, le mildiou et au final, de la pourriture, il n'y a pas de quoi se réjouir!..." Mais, le vin, au stade actuel, n'est pas sans inquiéter le vigneron. En effet, à part le fait qu'il n'y en ait que six barriques (achetées à un grand cru, gardées dix ans, puisqu'il ne recherche pas le boisé), le jus a peu de couleur et une structure pour le moins légère... Il n'est pas sans se poser des questions quant à son évolution. Pourtant, les vendanges (manuelles et en famille) furent assez tardives. "C'est peut-être mon premier millésime catastrophique!" se remémorant au passage 1977 et quelques autres, rares malgré tout, depuis sa reprise du vignoble. Cependant, le vin est plein de petits fruits rouges assez gourmands. Affaire à suivre!... Une illustration de ce que pourraient être les millésimes successifs, si l'évolution technologique n'avait fait son oeuvre dans le noble Médoc, pour le meilleur et pour le pire...

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Les sept ou huit parcelles sont donc plantées surtout de cabernet sauvignon, d'un peu de merlot, de quelques vieux malbec en foule avec un soupçon de petit verdot. Cette dispersion le contrarie, "parce que cela fait autant de voisins qui ne travaillent pas comme moi...", mais cela lui permet aussi de disposer de quelques micro-terroirs de St Julien. Ici, pas le moindre désherbant, des traitements au minimum et les labours juste ce qu'il faut. Le seul soufre utilisé, c'est la pastille qui brûle lors des soutirages. Aucun autre sulfitage. "Un poison que je ne veux pas utiliser!" s'étonnant au passage des doses autorisées pour les liquoreux, "très largement supérieures à celles admises pour les rouges (150 mg maxi), alors que l'on considère qu'au-delà, le vin est impropre à la consommation!..." La vendange est égrappée mécaniquement (seule concession au progrès), puis mise en cuve pour une macération plus ou moins longue. Un pressoir à cliquet est utilisé pour obtenir les presses, toujours assemblées au vin de goutte. Collage au blanc d'oeuf, aucune manipulation chimique pendant tout le cycle.

Jean-François Fillastre est donc le tenant d'une certaine tradition et restitue une authenticité qui tend à disparaître inexorablement. Pas moins de deux ou trois de ces "petits domaines" de St Julien arrêtent cette année, parfois sous la pression de certains grands crus, désireux de récupérer les parcelles qui, parfois et selon eux, font tâches!... Mais, le vigneron est un adepte des plaisirs simples, comme un repas de fin de vendanges réunissant famille et amis, au cours duquel, les convives apprécient tel ou tel millésime pour son exacte expression, sans commentaire dithyrambique et sans volonté de hiérarchiser à tout prix les années. "Ce qui compte dans un vin, c'est l'harmonie."

Lorsqu'on évoque avec lui ces articles parus dans le New York Times, il est surtout amusé, un rien flatté - "ça n'a pas du plaire à tout le monde!" - mais on peut y lire entre les lignes les interrogations de tout un chacun à propos de telles micro-structures. Éric Asimov parle de "ces domaines bourguignons qui n'existent plus... Et à Jaugaret, que va-t-il se passer?..." La question nous taraude aussi. Pourquoi avons-nous passé tant d'années à ignorer la part d'humanité qui habite de tels vignerons et illumine le vignoble?...

Vous pouvez aussi relire l'article consacré à "l'anti médocain des châteaux" dans Le Rouge et le Blanc n°74 ("Té! Je n'ai pas de leurs nouvelles depuis longtemps!...), ou encore ici ou .

Commentaires
E
Merci pour ce chouette reportage ! J'ai aussi goûté le 2013. Il est en effet très au-dessous de ce que fait habituellement le domaine.
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