Domaine Johanna Cécillon : cidre naturel en Côtes d'Armor
Quittons le vignoble pour découvrir le cidre au naturel!... Sous nos roues, la RN 12, voie rapide à travers la Bretagne, défile. Avant d'atteindre le Trégor pour quelques jours, une étape s'impose à Sévignac, surtout depuis notre découverte des cidres de Johanna et Louis Cécillon, revenus sur les terres du père (paysan et cidrier) et du grand père de Johanna en 2009, laissant derrière eux des activités dans l'automobile et l'aéronautique, là-bas dans les Alpes et la Vallée du Rhône. Louis, pour sa part, est originaire de Tournon, face à la colline de l'Hermitage. Il est le neveu d'un vigneron du cru bien connu, Jean-Louis Grippat et apporte une sensibilité vigneronne à cette toute récente production de cidres, qui ne manque pas, d'ores et déjà, d'interpeller les amateurs. Johanna, quant à elle, tente peut-être de capter l'âme bretonne du lieu, quelque part entre Dinan et St Brieuc, où les anciens du pays se connaissent quelques cousins communs avec Théodore Botrel ou Jean Rochefort!... Le Val de Rance est là, tout proche, le Trégor-Goëlo à quelques encablures.
En esquivant le ruban de bitume, on pénètre vite une Bretagne quelque peu oubliée, celle d'un bocage en grande partie préservé et de petites fermes éparpillées sur le territoire. Des bois, des forêts, du granit comme expulsé de la terre, de l'eau, des sources... Ça vous rappelle forcément quelque chose, du côté de la légende bretonne... Peu de vent en cette chaude journée estivale, mais pourtant, un souffle arrive jusqu'à nous... Un druide aurait-il saisi sa traditionnelle corne, au cours d'une quelconque cérémonie, dans une clairière voisine?... Jadis, la région était peuplée par les Coriosolites, tribu gauloise, partie intégrante de la Confédération Armoricaine.
Au Domaine Johanna Cécillon, l'activité cidrière remonte véritablement à 2011. A peine deux ans, c'est le temps qu'il a fallu entre l'installation dans l'ancienne petite ferme familiale, occupée jadis par plusieurs foyers, et la production d'un premier millésime. Encore, Johanna avoue que la chance était au coin de la haie. Non loin de là, sur la commune voisine de Trébias, un agriculteur spécialisé ès vaches laitières accepta de leur céder ses pommiers en l'état. Quelques parcelles dans différents secteurs, qu'il s'apprêtait à arracher, ne sachant trop qu'en faire. Mais, devant l'ampleur de la tâche, les pommiers restèrent vaillants jusqu'à l'arrivée de Johanna et Louis. La survivance d'un patrimoine agricole tient parfois à peu de chose.
Lorsqu’on se rend dans quelques-uns des huit ou neuf vergers du domaine, on découvre des paysages différents. Les pommiers eux-mêmes n’ont pas le même port, selon qu’ils se situent dans une légère pente ou sur une petite hauteur, une sorte d'oppidum. Ils n’ont pas le même aspect non plus, malgré un âge à peu près similaire d’une trentaine d’années, ceux qui poussent dans une parcelle où le granit affleure sont plus petits. Si les arbres méritent un soin attentif, ce à quoi le couple s’est attelé depuis son arrivée, la taille aussi est à reprendre dans bien des cas.
Bien sur, un des aspects importants tient à l’identification des variétés de pommes. A ce jour, une quinzaine est désormais identifiée, sur les cinq hectares en production (sur un total de onze, dont trois de jeunes plantations). On les classe communément dans quatre catégories principales : douces, douces-amères, amères et acidulées. Mais, il faut faire appel, parfois, à son imaginaire pour en assembler les jus. A la dégustation, sur l’arbre, ces pommes à cidre n’ont pas forcément un très bon goût. On est alors tenté de les écarter, pourtant, le jus se révèle parfois essentiel dans l’assemblage. De la même façon, l’aspect visuel des grosses pommes rouges ("celles de Blanche Neige !") en ferait presque des pommes à couteau. C’est ce que disent parfois les voisins de Johanna, qui prélèvent quelques paniers, sur les arbres au bord du chemin… C’est presque une coutume locale entre le 15 octobre et la mi-décembre !...
Les arbres doivent aussi être protégés de la faune sauvage, surtout dans ces secteurs où plus aucun traitement chimique n’est appliqué (agrément bio en 2013). Les lapins et les biches locales y trouvent leurs aises et s’attaquent parfois aux troncs. En revanche, les abeilles d’un apiculteur du secteur, se régalent d’une profusion de fleurs. Il n’est que d’apprécier au passage le concert de la philharmonique des oiseaux de Trébias, pour se convaincre de la vie exubérante des vergers. De plus, lorsqu’on se rappelle le nombre de traitements "en cas que" subis par les arbres et les fruits de certains producteurs, il est de plus en plus difficile d’admettre les méthodes productivistes.
Cette année, la fleur s’est assez bien passée, malgré quelques nuits fraîches ayant contrarié la floraison dans certains secteurs. Au-delà de la météo printanière, pouvant largement influer sur cette floraison, il faut aussi tenir compte du phénomène d’alternance, parfois très marqué dans le cas de certaines variétés. En plus d’une taille hivernale attentive, il faut parfois éclaircir les fruitiers, lorsque les fleurs ont été très abondantes, afin de limiter quelque peu la production de fruits. En principe, à une année très productive, succède une année largement en retrait. Il va de soi qu’ici, les recours éventuels à des moyens chimiques sont absolument proscrits, même si les travaux d’ébourgeonnage ou d’éclaircissage peuvent être très exigeants en temps et en main d’œuvre. Mais, on peut aussi laisser faire la nature, qui démontre souvent sa capacité à se débarrasser des fruits en trop et à accepter des années de récolte plus faible.
La récolte des pommes justement débute vers la mi-octobre. Une cueillette manuelle et par variété. Un patient travail, dont les efforts doivent être récompensés au terme des "vinifications" séparées. Les pommes sont d’abord mises en sacs, puis broyées et enfin pressées dans un vieux pressoir horizontal en provenance du Muscadet. Bientôt peut-être, un ancien pressoir vertical en provenance du vignoble rhodanien sera remonté, même si la méthode manuelle actuelle semble convenir. Les jus sont ensuite dirigés vers des cuves pour la fermentation (levures indigènes), puis assemblés pour un élevage en barriques de 400 litres ayant contenu de l’Hermitage blanc (Narios et Nantosuelta) pour quelques mois, jusqu'en avril ou mai, selon les cuvées. Le cidre est ensuite mis en bouteilles sans ajout de soufre, non gazéifié et non pasteurisé, en vue d'une refermentation. Celle-ci se déroule au mieux, du fait d'un stockage dans les vieux bâtiments, la prise de mousse étant favorisée par l'absence de choc thermique, avec une température restant constante aux alentours de 14°.
L'alchimie des cuvées, peut-être est-elle dans l'esprit de Johanna, qu'elle berce sans doute, par de chaudes journées estivales telles qu'en cette année 2015, d'un air de harpe celtique qu'elle connaît depuis sa plus tendre enfance. A ce jour, trois cidres sont disponibles : Divona (une déesse celte des sources sacrées) est un cidre brut sur des notes fruitées. Conseillé à l'apéritif, ou avec des fruits rouges voire des châtaignes grillées, une fois l'automne arrivé, il doit aussi convenir avec quelques crêpes de froment nappées d'une confiture de myrtilles sauvages ou de cassis.
La deuxième, Nantosuelta (Vallée au soleil, en langue celte), autre déesse des sources, mais aussi de la nature, de la terre, du feu et de la fertilité, est nécessairement plus complexe et aux multiples facettes. Un cidre parfumé et harmonieux, qualifié de moelleux, mais qui trouve sa place à table avec des entrées comme le foie gras, mais aussi des desserts, voire le fromage. Toute l'expression de la diversité des accords possibles entre mets et cidres.
La dernière, Nérios (dieu celte des sources jaillissantes), proche d'Apollon dit-on parfois, est à proprement parlé un cidre de la table, avec son plus de puissance, ses tannins et son taux d'alcool plus élevé (7°). Il faut bien dire qu'aucune, je dis bien aucune recette de lapin au cidre ne devrait échapper à une rencontre avec Nérios. Les pommes douces amères, venant d'un sol granitique pour l'essentiel, confèrent à ce nectar une complexité remarquable. Le hasard (la chance?) fit que Johanna ouvrit un Nérios 2011 pour le repas partagé au grand air, ce qui nous permit d'entrevoir tout l'intérêt d'une garde de quelques années pour un tel cidre.
Bien sur, nous sommes là en présence d'un tout jeune domaine, en devenir, mais entré de plein pied dans le XXIè siècle, avec quelques racines fouillant le sol de nos ancêtres. Quelque chose comme une source qui rejaillit... Déjà une poignée de millésimes bien appréciés, très au-delà des frontières des Côtes d'Armor. Le cidre, une boisson moins alcoolisée, au regard des vins de nos latitudes et une demande en réelle expansion. D'ailleurs, ne dit-on pas que les bars à cidres se multiplient aux États-Unis?...
A ce niveau de qualité et par l'entremise d'une plus large diffusion, les cidres doivent rejoindre la table, sans craindre de cultiver une mode régionalo-passéiste et sans tomber, du fait d'une relative rareté (mais les très beaux cidres se multiplient désormais!) dans le piège d'une boisson que certains pourraient qualifier d'élitiste. Autant d'aspects qui n'empêcheront pas Johanna et Louis Cécillon de rechercher une forme d'authenticité et d'avancer encore, pour une plus grande qualité. L'avenir du domaine passera peut-être par la production de cuvées parcellaires. C'est tentant (y compris pour les amateurs!), avec une telle diversité de pommes, de sols et d'expositions. Mais, nos vignerons-cidriers de Sévignac ne l'ignorent pas, il faut d'abord mieux connaître tout ce qui fait la différence entre un été chaud et sec, d'un autre frais et humide, mesurer tout l'impact d'un fruit acidulé sur sol riche, d'un autre doux-amer sur granit. En clair, se mettre en phase avec la nature et en extraire la quintessence pour notre plus grand plaisir.