Santorin aux deux visages
Un cratère effondré. Une caldeira. Et des paquebots qui viennent jeter l'ancre, au coeur du volcan, dont la dernière colère destructrice (l'éruption minoenne) remonte aux environs de 1630 avant J.-C. Non, il ne s'agit pas du remake d'un quelconque Titanic!... Si ce n'était pour admirer le fameux coucher de soleil de Santorin, pour peu, on trouverait cela quelque peu anachronique, de voir tous ces monstres d'acier transportant des milliers de passagers, venir faire escale au coeur de ce paysage, dont on se dit parfois qu'il pourrait un jour, retrouver au galop son naturel d'un lointain passé, chassé des mémoires. Une impression curieuse, qui me revient toujours à l'esprit, quand il m'arrive de poser les pieds, sur les bords d'un volcan endormi... comme naguère sur la lèvre du cratère du Capelinhos, sur l'île açorienne de Faial.
Lorsqu'on évoque Santorin avec ceux qui ont eu la chance d'y séjourner et que l'on en vient à parler des vins produits sur cette île, on doit souvent faire face à des visages frappés de stupeur. "Du vin à Santorin?..." Comme si, forts d'avoir crapahuté dans les marches du sentier côtier reliant Oia à Fira, les touristes se contentaient de prendre quelque repos sur la terrasse d'un café tourné vers l'ouest, en oubliant de se pencher vers l'autre versant, celui qui descend vers l'est, en pente plus ou moins douce, sur laquelle on découvre sans peine quelques vignes et domaines viticoles. Pour cela, il faut aller vers Finikia, Vourvoulos, Pyrgos, voire Megalochori et quelques autres communes. Là, vous aurez peu de chance de croiser des jeunes mariés venus de tout l'Extrême-Orient, histoire de se faire flasher pour le meilleur et pour le pire dans un décor de rêve (qui remplace de plus en plus la Tour Eiffel sur les wedding photo albums à Tokyo, Pékin ou ailleurs!), mais vous passerez sans doute un bon moment avec quelques personnages, ces vignerons fiers de ce qu'ils proposent, mais suffisamment humbles pour parler de leur vie avec passion.
Dans le numéro 79 de la revue Le Rouge et Le Blanc, parue à l'hiver 2005, l'histoire quadri-millénaire de l'île et de la région toute entière est forcément évoquée, avant même d'aborder le sujet qui nous intéresse : vins, vignes et vignerons santorini. Passer ainsi du vinsanto légendaire aux cuvées de notre époque moderne, vous invite au voyage et l'envie de découverte vient à grands pas.
~ Domaine Sigalas ~
Il faut laisser Oia et ses foules de touristes derrière soi, descendre par la petite route qui mène à la côte nord et à ses plages, pour atteindre le Domaine Sigalas, un des référents historiques de l'île, en matière de production viticole. Le domaine fut fondé en 1991, quelques années après le retour sur son île natale de Pâris Sigalas, après des études à Paris (France) de... mathématiques. Il a donc désormais un quart de siècle et compte pas moins de vingt-sept hectares de vignes plantées de cépages locaux, dont principalement l'assyrtiko, très largement dominant sur Santorin (70% environ), connu pour ses capacités à résister au climat sec et aride, notamment à cause du vent omniprésent pendant l'été. Au domaine, il compose près de la moitié des cuvées proposées, avec parfois, un potentiel de garde remarquable, comme le démontre le millésime 1992, apprécié lors de la dégustation. Autres cépages présents : aidini, athiri du côté des blancs. Pour les rouges, les principaux sont le mandilaria et le mavrotragano, dont la version 2014 et pour le moins remarquable.
Le domaine revendique la production annuelle de 300 000 bouteilles environ et les vins sont distribués désormais dans de nombreux pays : Allemagne, France, Belgique, Autriche, Pays-Bas, Angleterre, Chypre, Suisse, Hong-Kong, Chine, Suède, Singapour, Australie, Brésil, Etats-Unis et Canada, excusez du peu!... Côté vignes, on remarque des sols plutôt homogènes, très pauvres en argile, composés de sables, de scories volcaniques ou pouzzolane, une composition évitant totalement la propagation du phylloxera, d'où la grande proportion de vignes franches de pied. Bien sur, les plus vieilles vignes sont taillées en ambelia, ou corbeille, ou encore gobelet en couronne, système qui protège bourgeons et raisins du sable soulevé par le vent estival.
Cependant, le Domaine Sigalas est aussi connu pour le choix du vigneron d'opter désormais pour un palissage et la taille Guyot des vignes récentes. Le but affiché est d'atteindre une densité de 6500 pieds/ha et permettre une production plus régulière, ainsi qu'une meilleure concentration. Dans l'article du Rouge et du Blanc, le vigneron soutenait que c'était "une question de survie pour le vignoble de Santorin, convaincu qu'il faut concilier la tradition (l'histoire) et la nouveauté (la connaissance)".
Lors de mon passage au domaine et malgré l'heure (midi), je n'ai pu rencontrer Pâris Sigalas (dommage, vu qu'il s'exprime en français sans difficulté!), mais le personnel en charge des touristes de passage m'a gentiment proposé une jolie dégustation avec, en exergue, les deux vins cités plus haut, soit le Santorini 1992 et le Mavrotragano 2014!... Mais, malgré le fait que l'on soit dans une zone très fréquentée par les touristes, les vins appréciés là possédaient une authenticité, sans céder à une quelconque mode et le potentiel de garde de la plupart n'avait d'égal que leur finesse et leur distinction. Un domaine majeur, à ne pas ignorer!...
Au passage, l'un des membres de l'équipe me conseillait une autre visite, dans un domaine tout récent, situé du côté de Vourvoulos, non loin de Fira et de la côte est de l'île.
~ Domaine Vassaltis ~
Toujours à peu près les mêmes sols et la même vue sur mer, avec côté ouest les terrasses et quelques hauteurs dominant la plaine. Voilà un domaine flambant neuf, puisque le bâtiment à l'architecture moderne est terminé depuis six mois. Un joli outil, au milieu de quelques hectares d'assyrtiko, puisque Vassaltis Vineyards Winery est pour le moment dédié au cépage vedette de l'île. Un accueil sympathique et une rencontre intéressante avec Ilias Roussakis, un des membres du triumvirat qui est sensé manager l'ensemble. Il est plutôt le "winemaker" et a un avantage non négligeable à mes yeux : il parle parfaitement français!...
Pas de passage à l'étage inférieur, où une certaine technologie est concentrée et déployée (pressoirs pneumatiques, cuves inox...), mais notons que le travail par gravité est recherché. Il semble que guère plus de deux hectares entourant le bâtiment appartiennent au propriétaire, Yannis Valambous, mais que la pratique d'achats de raisins, largement développée ici comme en Crête, permette de disposer de raisins de qualité.
Le premier millésime est estampillé 2014, mais je ne peux le déguster qu'à titre indicatif, puisqu'il n'est plus disponible. Pourtant, vinifié sans sulfites ajoutés, il semble à mes yeux très intéressant... Cependant, les autres cuvées (2015) relèvent certes d'une approche moderne et technologique, mais les choix, en matière d'élevage notamment, ne semblent pas privilégier le "boisé vanillé à tout prix"! Avec le troisième larron de l'équipe, Yannis Papaeconomou, oenologue lui aussi, on peut aisément penser qu'une certaine authenticité est là aussi recherchée, sans ignorer les aspects "marketing moderne" revendiqués ("la tradition et la nouveauté" comme dirait Pâris Sigalas!), notamment au niveau des visuels et des étiquettes.
Notez que malgré la présence d'un oenologue s'exprimant aisément dans la langue de Molière, les deux autres membres du trio étaient en voyage à Londres lors de mon passage. En effet, Ilias Roussakis m'explique gentiment que la France n'est pas un objectif prioritaire pour les responsables du domaine. Force est de constater que cela donne une impression de déjà vu, en Grèce et ailleurs. Faut-il évoquer notre supposé complexe de supériorité en matière de production vinique, pour qu'à ce point, les valeureux producteurs, ne serait-ce qu'Européens, rechignent à tenter leur chance chez nous?...
Il ne nous reste donc plus qu'à franchir le Channel, à l'occasion de certains salons internationaux ou à espérer que quelque esprit ouvert sur le Monde ne nous permette de constater tous les progrès, présents et à venir, des vignerons santorini notamment. Au passage, mettons le cap sur Pyrgos, dans le sud de l'île pour découvrir les nectars d'un vigneron-artisan hors du commun.
~ Domaine Hatzidakis ~
L'homme, croisé rapidement lors de ma visite, est humble, mais indiscutablement passionné. Haridimos Hatzidakis, natif de Santorin, s'est lancé en viticulture en 1996, lorsqu'il décide de replanter un demi-hectare d'un petit vignoble abandonné depuis 1956, après le dernier tremblement de terre significatif sur l'île. Il dispose désormais d'une dizaine d'hectares, dont l'essentiel en location, entre 70 et 350 mètres d'altitude, sur les communes proches de Magalochori, Emborio et Akrotiri.
Ici, la culture biologique est revendiquée. La plus grande attention est portée sur les domaines partenaires, dans lesquels le vigneron achète des raisins. Le Domaine Hatzidakis possède une cave, qui est à elle seule une véritable curiosité. Taillée dans le tuf, elle a été agrandie de façon substantielle, tant en surface qu'en volume. Ainsi, toutes les meilleures conditions sont désormais réunies, pour disposer d'un outil idéal, de la vendange à la dégustation, en passant par les vinifications et les élevages en contenants multiples.
Mon arrivée tardive ne me permet guère de découvrir les particularités du vignoble alentour, mais je suis en revanche accueilli par un jeune homme, membre de l'équipe, qui transmet sa passion avec ferveur, notamment en me proposant une superbe dégustation. Toutes les cuvées disponibles du domaine sont là, de l'Aidani 2015 au Vinsanto 2003, catégorie nectar.
Bien sur, l'assyrtiko tient ici aussi la vedette et les vins proposés à la dégustation rappellent, si besoin est, à quel point ce cépage possède les qualités lui permettant de rivaliser avec d'autres variétés plus connues et diffusées aux quatre coins de la planète. Néanmoins, il ne faut pas négliger les rouges, comme le mandilaria de Mylos ou le mavrotragano, décidément une très belle découverte locale.
Indéniablement, le Domaine Hatzidakis est une véritable ruche, animée par un vigneron qui va de l'avant, jamais à cours d'idées, volontiers novateur, toujours prêt à se lancer dans de nouvelles aventures. Une impression quasi générale, tant en Crête qu'à Santorin. Qui peut se permettre de croire que cette viticulture souffre d'immobilisme, ou qu'elle s'appuie sur les seules traditions séculaires? De plus en plus, elle démontre son attachement aux racines anciennes, tout en mettant en oeuvre ce qu'il faut pour élever la qualité des vins et proposer une production authentique, s'appuyant sur l'expression de terroirs passionnants. Certes, elle est aidée en cela par les conditions quasi idéales du fait d'une météo favorable tout le long du cycle de la vigne, mais encore faut-il vouloir tirer la quintessence de la plante, sans céder aux sirènes de la pharmacopée oenologique. Gageons que nous allons désormais devoir être attentifs à tous ces vins méditerranéens et nous mettre à l'écoute de ces vignerons passionnants.
En attendant de retourner sur place, afin d'approfondir cette recherche à peine entamée!...