Guide des vins des îles 2 : Île de Capraia, Azienda agricola La Mursa
Pour trouver Capraia sur Google, il ne faut pas hésiter à dézoomer franchement à l'est du Cap Corse!... L'île est située le plus à l'ouest de ce qui compose l'Archipel toscan, entre la Toscane continentale et la Corse. On dit parfois que c'est la plus corse de ce groupe de sept îles : Elbe, Giglio, Capraia donc, Montecristo, Pianosa, Giannutri et Gorgona, de la plus vaste à la plus petite, sans oublier quelques îlots çà et là, comme des confettis entre ciel et mer. Dans trois de ces îles (Capraia, Pianosa et Gorgona) furent implantés des établissements pénitentiaires, dont on retrouve des traces de nos jours. Celui de Gorgona existe toujours. On y produit une cuvée sous l'impulsion d'un célèbre domaine toscan.
Cette île d'une vingtaine de kilomètres carrés, comme d'autres terres isolées de Méditerranée, donne parfois l'illusion, lorsqu'on fait route dans sa direction et avant même d'en distinguer avec précision les contours, d'être posée sur l'horizon et de faire la planche. Impression renforcée lorsque les bleus du ciel et de la mer semblent former une légère brume matinale au-dessus des flots. D'ailleurs, les petits bateaux blancs, à voile ou à vapeur, sont nombreux, au cœur de l'été à faire cette douce traversée d'une vingtaine de milles nautiques entre le Cap Corse ou Bastia et les abords de Capraia. On ne saurait en blâmer leurs propriétaires!... Et certaines passagères, nymphes de notre époque, peuvent ainsi parfaire le hâle de leur peau ambrée. Avec un peu de chance tiens, une ligne et un hameçon jetés à l'eau pendant le trajet pourraient offrir le menu du soir...
Et puisque la mer est belle et le vent léger, on débarquera quelques heures, pour aller voir notamment le Castrum Capraiae du Forte San Giorgio, restes de la forteresse construite jadis par la République de Pise et connue selon certaines sources, pour avoir été bâtie entre le XIIè et le XVIè siècle. Des recherches archéologiques ont d'ailleurs permis d'y découvrir des palmenti attestant de la production de vins, ou tout du moins de jus de raisins, certes foulés de façon ancestrale, mais s'inscrivant dans la civilisation du vin en Méditerranée.
Mais Capraia recèle de nos jours quelques mystères, sous la forme de micro-domaines viticoles et notamment l'Azienda Agricola La Mursa, qui méritent le détour, lorsqu'on souhaite évoquer la résurgence de l'activité vini-viticole sous l'impulsion parfois de jeunes passionnés, sur certains territoires éloignés, naguère presque oubliés pour diverses raisons, notamment politiques et historiques. Après avoir pu apprécier un rafraîchissement sur l'une des terrasses de Porto Vecchio, petit port où se croisent parfois ferries quotidiens, navires de plaisance et paquebots de croisière pour de courtes escales, les premiers lacets de la petite route, la Via del Cornero, me permettent de m'élever assez vite dans le paysage, dans lequel les senteurs du maquis deviennent de plus en plus prégnantes, buissons d'hélichryses, ou immortelles, dont les fleurs jaunes exhalent des arômes typiques de curry ou couverts de baies de myrte, dont la liqueur aromatise avec bonheur des cocktails à savourer sur une terrasse estivale. Un peu après la mi-pente, il faut franchir une sorte d'arc quelque peu en ruine et baroque, qui soutenait naguère le portail d'entrée de la colonie pénitentiaire de l'île, celle-ci ayant fermé ses portes en 1986, permettant le retour de la population et la perspective de réinstaller une activité agricole occupant longtemps les détenus. D'ailleurs, la mairie a proposé la récupération des terres abandonnées par la Colonie Pénale Agricole, ce qui a permis à Francesco Cerri, le fils de Stefano, le boulanger de l'île, de mettre sur pieds ce projet de la Mursa, incluant également la restauration à terme de la "buanderie" de la prison, afin d'y installer une activité agrotouristique.
Mais, Francesco a vu sa vie basculer voilà juste quelques années... Lui, le Capraiese attaché à son île, avait décidé de faire revivre sa terre, fût-elle difficile, avec ses origines volcaniques, ses pentes sévères et tout ce qu'il faut pour pratiquer ce que certains appellent une "agriculture héroïque". Parfois, au terme d'une journée passée à entretenir son jardin potager, dont les légumes sont destinés à la petite boutique de son père, il s'assoit sur un rocher et contemple la mer... Celle qu'en été, nous voyons toujours bleue, alors que lui sait bien que, certains jours d'hiver, on se croirait en Écosse!... Le climat compte parfois des phases cachées à nos yeux de contemplateurs... Cela ne l'empêche pas de rêver à un autre futur.
Un jour, dans la boulangerie et petite épicerie familiale, il croise le regard d'une jeune femme. Elle s'appelle Gianna Zito. Elle vient d'arriver sur l'île, pour la rentrée des classes. Elle est venue des Pouilles afin d'enseigner ici. L'orage gronde... Coup de foudre?... Quelques semaines plus tard, le rêve de Francesco est devenu projet. Encouragée par la mairie, une installation est possible. Des légumes certes, mais surtout de la vigne. Francesco n'ignore pas que naguère, on trouvait du grenache ici, venu de Corse sans doute, mais, les vignes abandonnées avaient fait le bonheur des mouflons, libres de procéder aux vendanges, au point qu'ils finirent par faire disparaître la plante.
Après des heures, des journées, des semaines entières à restaurer les terrasses, consolider et reformer les mûrs de pierres sèches, les instants décisifs se rapprochent. Juste au-dessus de la colonie pénale abandonnée, sur les pentes du Monte Castello, point culminant de Capraia, avec ses 447 mètres, les rangs de vigne s'inscrivent de nouveau dans le paysage, au lieu-dit Lavanderia (la buanderie). C'est sur, le futur est en marche!... A l'heure actuelle, le vignoble est constitué d'environ deux hectares de terrasses et de 6500 pieds de vigne plantés en gobelet (ou alberello ici, méthode permettant de contrecarrer les vents forts dominants et pour faire face aux chaleurs estivales), sur porte-greffe du fait de la présence du phylloxera à Capraia. Le cépage principal est le grenache, mais on compte aussi 2000 pieds d'ansonica (ou inzolia en Sicile), cépage blanc dont les parents sont grecs, dont le roditis. Depuis le début ou presque, on trouve également une petite parcelle de malvasia di Candia, représentant 10% du total. Les raisins sont assemblés avec l'ansonica. Après une macération en grains entiers de vingt à trente jours, puis un élevage de cinq à six mois en barrique. La mécanisation se limite le plus souvent à l'utilisation d'un petit motoculteur. La conversion biologique s'est déroulée sous l'égide de l'organisme italien "Suolo e Salute".
Une production résolument artisanale, donc!... Toute orientée vers une qualité propre aux formes de cette agriculture insulaire, respectant les cycles et le rythme des saisons. "Le temps se mesure différemment que sur le continent." Néanmoins, après des études à l'Institut Technique Agricole Anzilotti à Pescia, Francesco n'en alimente pas moins son projet des connaissances locales et de la transmission orale. Ainsi, des témoignages évoquent parfois un vin appelé "U Rappu", obtenu à partir de grenache et d'aleatico, ce dernier, descendant du muscat blanc à petits grains, dit-on, présent sur quelques dizaines d'hectares du côté de Patrimonio et du Cap Corse, dont on tire le Rappu, un Vin doux naturel, donc muté à l'eau de vie, 100% aleatico, servi traditionnellement dans cette partie de la Corse. En attendant, l'identité du domaine s'appuie sur la cuvée Sulàna, vinifiée en partie en grappes entières, dans une proportion propre à chaque millésime. Les raisins sont foulés aux pieds dans des "mastelle", sorte de grandes bassines que l'on retrouve aussi sur les pentes de l'Etna. Fermentation sans contrôle de température pendant une douzaine de jours, puis passage en cuves inox durant quinze à vingt jours. Ensuite, l'élevage en barriques dure environ six mois. Le plus souvent, une sélection des meilleurs raisins composera la cuvée Ventigghjatu, celle-ci méritant plus encore d'être conservée pendant quelques temps en bouteilles afin d'exprimer le meilleur.
Identitaires ces vins? Pleinement!... On en oublierait qu'ils sont toscans, puisqu'ils font partie de l'archipel de cette région, mais avec leurs données insulaires et maritimes. En quittant Capraia à bord du ferry qui me ramène vers l'est et vers Livourne, pour de nouvelles aventures, je jette un dernier regard en direction de cette île d'origine volcanique, jadis couverte de vignes et où, au total, avec les domaines La Piana et Orti Grandi, on ne compte désormais que moins de dix hectares plantés, je me dis qu'il n'y pas de place, néanmoins, pour la nostalgie. Après tout, c'est l'avenir qui nous intéresse!... Parce qu'avec de tels passionnés, à la fois patients et déterminés, on pourrait bien confirmer avant longtemps qu'une forme non négligeable de l'activité viticole se situe bien, désormais, sur ces terres insulaires.
Prochaine destination : Île de Giglio, Vigneto Altura