La bataille des vins, le premier classement historique!...
Catherine Dulhoste vient de nous inviter à prendre place dans la machine à remonter le temps!... Et ce n'est qu'un début!... La récente publication de La Bataille des Vins de Henri d'Andeli, XIIIè siècle ( qui vient d'obtenir le Prix de l'OIV - Organisation Internationale de la Vigne et du Vin- 2024) annonce l'apparition prochaine d'une dizaine de volumes, comme autant de suites, à ce travail de passionné(e)s et d'érudit(e)s!... Et il faut l'être pour ce lancer dans la "traduction" de ce poème médiéval, composé de 204 vers, remontant à 1223, lorsque Philippe Auguste et quelques amateurs divers, souvent ecclésiastiques, décidèrent de tenter d'établir le premier classement des grands vins de France et du monde moderne dé l’époque.
Deux manuscrits datant de la fin du XIIIè siècle ont servi de support à cette étude. L'un est conservé à la BNF (Bibliothèque Nationale de France), l'autre se trouve en Suisse, à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (BBB). Ce sont des moines copistes qui, à cette époque, ont retranscrit le texte original aujourd'hui disparu. Il sont bien sur écrits en ancien français, avec quelques différences et autres indications codées, qui rendent la tâche des philologues (spécialistes savants des textes anciens) particulièrement ardue!... Ils ne sont pas moins de quatre qui, au fil du temps, tentèrent de traduire le texte : Jean-Baptiste Legrand d'Aussy, en 1781, puis le français Alexandre Héron en 1881, le belge Albert Henry en 1991 et le suisse Alain Corbellari en 2003.
En ce jour de 1223, la Bataille fut sans doute épique!... Ce Grand Tasting médiéval regroupe pas moins de quatre-vingt "crus", surtout des blancs (le roi Philippe Auguste en est friand) et ceux-ci opposent les vins du Nord, bien appréciés à l'époque et ceux du Sud. Certains ne passent pas la barre d'une première pré-sélection!... Les plus réputés (à l'époque) sont ceux qui entourent Paris (Beauvaisis, Gâtinais, Vermandois). Avec ceux de Champagne, ils composent les crus du "Vin François" (prononcez françouais). Il y en a aussi en Bourgogne, d'Auxerre à Beaune, dans un large Centre-France, de la Sarthe à Sancerre et jusqu'aux confins de l'Allier, de rares du côté de Rennes ou en Normandie, dans le Centre-Ouest, de Montmorillon à La Rochelle et Angoulême, d'autres de Moissac à Bordeaux et St Emilion, quelques autres dans les grandes cités du Languedoc, Béziers, Montpellier, Carcassonne, Narbonne.
C'est un prêtre anglais qui joue le rôle de maître de cérémonie, avec son assistant, en dégustant tous les crus retenus, une bonne soixantaine, mais, l'un et l'autre n'iront pas jusqu'au terme de la séance. Ils s'écroulent ivres-morts!... Le religieux dormira, dit-on, trois jours et trois nuits!... Philippe II, dit Auguste, prend le relais et finit par proclamer les résultats : le vin de Chypre est élevé au rang de Pape (sorte de Premier Grand Cru Classe Exceptionnelle), puis le vin d'Aquilée à celui de Cardinal, un vin d'Italie (Vénétie et Frioul actuels). Les deux sont des liquoreux gorgés de fruit et de soleil, issus de muscat ou de malvoisie, dont la réputation était déjà sans conteste au XIIIè siècle. Puis, vingt crus de France sont classés en trois rois, cinq comtes et douze pairs!... Lesquels?... Mystère!...
Sans un tant soit peu d'informations, on considère aisément à quel point, ce "concours médiéval et royal" peut être qualifié d'abstrait et, pourquoi pas?, le fruit d'une imagination fertile. En fait, après avoir eu la chance de découvrir Chypre en vue de la rédaction du Guide des Vins des Îles, Voyages en Méditerranée, on comprend mieux à quel point la dégustation des meilleurs vins de la planète n'a pas commencé avec l'apparition du Classement de 1855.
Un peu d'histoire... En 1223, nous sommes au cœur de la Cinquième Croisade (1217-1227). A cette époque, les Lusignan règnent sur Chypre et ce, pendant trois siècles (1192-1489). Cette noble famille poitevine y construit des commanderies et tous les pèlerins et templiers, ou presque, qui se pressent au Moyen-Orient pour conquérir ou reconquérir Jérusalem, y font escale à l'aller, mais surtout au retour, afin de panser quelques éventuelles plaies. Ils y découvrent la Commandaria (dont on vient de célébrer le 800è anniversaire, salué comme il se doit à Dijon, voilà quelques semaines), ce cru plein de saveurs déjà ancien, ne manquent pas d'en mettre dans leurs bagages et ainsi, nombre de cours européennes vont découvrir ce nectar, ce qui contribue à faire sa réputation au moment de la Bataille des Vins. Cette logique de la pause réparatrice traversera l'Histoire d'ailleurs, puisque nombre de nos militaires, retour d'Afghanistan en particulier, y passèrent aussi quelques semaines, histoire de décompresser et d'être débriefer, avant de regagner la mère patrie, au lendemain de combats sévères. L'histoire ne dit pas s'ils furent nombreux à découvrir le nectar chypriote, plutôt que diverses boissons en canettes d'aluminium...
Ce récit datant de 1223 pose cependant question. Prenons le cas des crus du Val de Loire. Pas moins de quatorze vins et autant de lieux sont cités, plutôt dans la partie centrale ou supérieure du fleuve. Sur la carte des crus de France en 1223, selon la Bataille des Vins de Henri d'Andeli, seul le nom d'Anjou, plus près de l'océan, apparaît. Or, nous savons qu'un cru illustre de vin blanc existe dans la région depuis 1130, date de la plantation du Clos de la Coulée de Serrant, par des moines cisterciens. Soit un siècle plus tôt!... La Coulée faisait-elle partie de la liste des vins "excommuniés", selon l'expression adoptée alors?... Ou alors, le prêtre anglais, grand ordonnateur de la séquence augustienne, quelque peu revanchard et rancunier, se souvint que le cru angevin était planté sur le lieu même de la Bataille de la Roche aux Moines, au cours de laquelle, en juillet 1214 (juste neuf ans plus tôt et quelques semaines avant Bouvines), les Anglais de Jean sans Terre, qui voulait être Duc d'Anjou, frère du défunt Richard Cœur de Lion, furent battus à plate couture par les valeureuses troupes du Sénéchal Guillaume des Roches, allié du roi de France... Philippe Auguste!... Tout est politique, n'est-ce pas?... Mais peut-être l'excommunication permit au passage d'écarter une production de moines cisterciens, par opposition aux bénédictins bien représentés dans la région.
Dommage finalement, que nous ne puissions au XXIè siècle reproduire une telle dégustation. Moult crus et vins de lieux cités et récompensés ont disparu. Mais, il faut laisser une place à la légende!... Attendons avec un minimum d'impatience les futures parutions, comme Du vin françois au vin francilien ou encore Du vin françois au Champagne, sans oublier les Vins d'Alsace et de Moselle ou les Vins d'Auxerre, pour ne citer que les premiers de la liste à paraître. Affaire à suivre!...